La littérature populaire veut rarement dire quelque chose du monde. Quand elle le veut, c’est le plus souvent à ses dépens. Les démonstrations et les plaidoyers sont un mauvais matériau pour le roman de gare ou le cinéma de genre. Sauf quelques rares exceptions, ceux qui se sont essayés à dire le monde par ce biais n’ont fait que gâcher du papier ou de la pellicule.
Cependant, cela ne signifie pas que la culture populaire ne dit rien du monde. Seulement, elle le dit comme par accident. Ce n’est qu’une conséquence seconde de la rencontre entre le goût de l’auteur et celui du public. Si le premier est intelligent, il ne peut s’empêcher de témoigner du Zeitgeist, fût-ce involontairement ; si le second n’est pas abruti, il se peut même qu’il le comprenne inconsciemment.
Horreur et société
Le cinéma d’horreur offre une excellente illustration de ces lois générales. Le cas des films de zombies est tout particulièrement intéressant, par exemple, du point de vue de l’évolution des rapports entre ordres ou entre classes. Il faut, pour mettre cela en évidence, partir de la représentation du zombie.
Parmi les personnages classiques du cinéma d’horreur, le zombie et l’un de ceux qui a connu les changements les plus radicaux. Dracula, le célèbre vampire a certes muté, pour en arriver à l’androgyne pitoyable des productions modernes, mais l’économie du personnage reste globalement la même. Il en va très différemment du zombie et de ces variations, nous pouvons dire beaucoup.
Pour en finir avec la soumission
En 1932, les frères Halperin produisent White Zombie avec Bela Lugosi (Legendre). Le zombie haïtien, qui vient d’être porté à la connaissance du public anglo-saxon par les récits de voyageurs américains, y est assez correctement décrit. Il s’agit d’un homme vivant, mais privé de volonté et obéissant à celui qui les a plongés dans cet état.
Dans White zombie, Legendre fait tourner le moulin à canne à sucre grâce à de tels zombies. La métaphore de l’esclavage et du travail salarié est transparente. Elle l’est d’autant plus que Seabrook, l’un de ces visiteurs d’Haïti, a ramené de son séjour un récit dont la ressemblance est frappante.
Métaphore de l’esclavage et du travail salarié, l’un et l’autre, en effet, car si, bien évidement, ces zombies du film d’Halperin sont noirs, il se trouve que cela prend place à une époque postérieure à l’abolition de l’esclavage. Comme dans le récit de Seabrook, un homme propose de la main d’œuvre à bas prix et reçoit, en échange, un salaire qu’il est censé répartir parmi ses employés. Mais, dans les deux cas, le but est de tout garder pour soi.
Cependant, White zombie porterait bien mal son nom s’il n’y avait aucun zombie blanc. En l’occurrence, il s’agit d’une femme que Legendre réduit à cet état afin d’abuser d’elle. Cette situation sera reprise, sous un tout autre angle, dans le merveilleux I walked with a zombie de Tourneur quelques années plus tard. On voit donc, tour à tour, dénoncer l’oppression du noir par le blanc, du travailleur par le patron et de la femme par l’homme. Quoi de plus tendance ?
Pour en finir avec la consommation
George Romero est à l’origine d’un changement radical dans la nature du zombie comme personnage de film d’horreur. Night of the Living Dead, en 1968, pose les bases de cette nouvelle conception. Le zombie n’est plus un vivant drogué et privé de volonté, une sorte de vivant dont l’esprit serait comme mort, mais un mort qu’anime ce qu’il y a de plus primitif et de plus intrinsèquement lié à la vie dans un esprit : la recherche de la nourriture et la volonté de se reproduire.
Car le zombie moderne est contagieux. Il tue, se nourrit et transforme sa proie en un autre lui-même. L’acte de dévoration est un acte quasi sexuel. Le zombie n’est donc plus une victime à sauver de l’exploitation, mais une machine à tuer et à se reproduire à l’identique.
Ce film, Night of the Living Dead, fait avec peu de moyens, n’était pas satisfaisant pour son auteur. Celui-ci a repris à nouveau frais la même histoire pour la raconter sous un tout autre angle, mais avec plus de moyens et de réflexion. Dawn of the Dead, en 1978, donne donc une meilleure image de ce que révèle le zombie de Romero, même si cela se fait au prix d’une certaine lourdeur. Le réalisateur a, certainement, trop voulu en faire.
Tout d’abord, le lieu principal de l’action est un mall. La question de la consommation est ainsi placée de la façon la plus évidente — trop évidente — au cœur du film. Les zombies qui hantent les rayons des magasins semblent ne pouvoir, même au-delà de la mort, s’arracher à ce lieu. Le zombie est, en quelque sorte, le consommateur suprême, celui qui détruit en se nourrissant sans rien créer d’autre qu’un autre lui-même.
Le zombie affranchi du labeur et de la domination devient le consommateur monomaniaque, l’incarnation dans la chair putréfiée des pulsions économiques d’une société qui veut profiter pleinement de l’illusoire liberté que lui donne l’abondance. Dawn of the Dead n’est donc pas tant une charge, un peu maladroite (plus maladroite, encore, dans sa version destinée au marché européen), contre la société de consommation qu’une perfide et involontaire contestation de l’idée même de liberté du désir. L’économie de la demande, demande mimétique de la chair des vivants, devient désormais une source possible de la fiction d’horreur.
Pour en finir avec la civilisation
De l’opprimé qu’il faut libérer au consommateur dont il faut se défendre, le zombie a connu une dernière mutation avec la série The Walking Dead. Le lieu de l’action n’est plus une plantation sur une île perdue ou un mall, mais, à l’heure de la Wal-Martisation du monde, le monde lui-même. Les zombies sont partout. Ils sont les héritiers de ceux de Romero, mais ils en diffèrent aussi sous certains aspects.
Ils ont perdu toute trace de comportements humains. Ils ne singent même plus le consommateur qu’ils étaient encore vivant. Chez eux, par ailleurs, il n’y a même plus la pulsion de la reproduction par la contamination, car tout le monde est porteur sain, jusqu’à la mort, du virus de la zombification. Ils ne sont plus que des ventres qui ne digèrent plus et des mâchoires qui ne servent plus qu’à arracher et détruire.
Ces zombies ont tous les visages, tous les âges, sont de toutes les professions, sont dans tous les états possibles de la putréfaction — les maquilleurs, aidés de la CGI, se sont surpassés. La seule chose qu’ils ont en commun est le désir de détruire la vie. Ils sont à la fois les consommateurs ultimes et les créatures les plus libres qui soient, car n’obéissant, ne pouvant obéir, qu’à leur propre volonté.
Ils sont affranchis des maîtres dont il était question dans White zombie, mais aussi des habitudes de la consommation matérielle de Dawn of the Dead, car ce qui compte désormais pour eux n’est plus la chair qu’ils consomment, ce qui concourait à leur reproduction, mais leur tension vers la dévoration gratuite et inutile de la chair des vivants.
Pour en finir avec le zombie
Le zombie de The Walking dead est l’être libéré de toutes les contraintes, de toutes les conventions, de toutes les nécessités. Ni décence, ni propriété, ni besoin, ni logique ne doivent, ne peuvent, s’opposer à lui. Plus rien ne compte à ses yeux vitreux que son désir immédiat et son désir immédiat est un maître impérieux. Ses dents et ses ongles sont là pour interdire qu’on lui interdise quoi que ce soit sans lui fracasser le crâne d’un coup de tomahawk ou d’une décharge de chevrotine.
Reste alors à se poser de terribles questions. Les survivants des films de zombies modernes ou post-modernes ne paient-ils pas, in fine, la générosité de leurs prédécesseurs ? Le zombie consommateur puis destructeur n’est-il pas ce même zombie hier soumis et pitoyable et désormais libre et terrifiant ? Et, d’ailleurs, ce survivant est-il sûr de valoir plus que les zombies qu’il tue pour survivre ?
Source : Jolie Bobine